Lors de leur implantation au Vietnam, les Français découvrirent une région riche d'un système éducatif traditionnel complexe et bien organisé. Cet enseignement existant depuis plusieurs siècles, selon des principes, certes différents des repères occidentaux, mais comprenant un ensemble de diplômes très structuré ne pouvait être ignoré. Il était impossible de supprimer cet enseignement et de le remplacer immédiatement par le système occidental de transmission du savoir.
Cette substitution, en plus de n'être pas prioritaire aux yeux des colonisateurs, aurait impliqué des dépenses excessives. Lors de l'implantation française au Vietnam, il n'a en effet jamais été question pour la France de former dans la colonie une véritable intelligentsia, à laquelle serait confiée une partie de la gestion locale. Malgré la formulation récurrente de la fameuse Mission Civilisatrice et du devoir d'assistance et d'éducation des peuples les plus évolués envers les autres nations, l'objectif principal consistait en l'exploitation des ressources locales et la mise en valeur des colonies. En outre, la perpétuation d'un système jugé anachronique par les colonisateurs ne semblait pas dangereux, bien qu'il présente l'inconvénient d'être dispensé dans une langue et surtout une écriture que peu de fonctionnaires français pouvaient comprendre, donc contrôler.
L'annexion d'un pays implique d'en assurer la direction et la gestion. Une des premières préoccupations a donc été la formation d'un certain nombre de fonctionnaires subalternes, afin d'éviter de devoir détacher des Français plus dispendieux pour le budget. Des collèges d'interprètes, chargés de faire le lien entre le Gouvernement Général de l'Indochine et les autorités locales, ont donc été rapidement fondés. Le premier Collège du Protectorat a été créé à Saigon en 1860 (avant même la signature du traité). En 1873 était ouvert le Collège d'administration à Saigon et en 1874 ce fut le tour de l'École Normale de Saigon destinée à la formation des instituteurs.
Ce système minimaliste, faisant cohabiter l'ancien système mandarinal, avec quelques écoles françaises, réservées aux enfants des fonctionnaires et à ceux de la riche bourgeoisie locale, perdura jusqu'au début du XXe siècle.
La situation changea considérablement à partir de 1905 et de la victoire japonaise sur la Russie qui marqua le début de la hantise française face à la montée du panasianisme. Les Asiatiques découvraient que l'un des leurs pouvait se confronter aux pays occidentaux modernes, les égaler et même les battre. Cet événement au retentissement considérable engendra l'exode de lettrés modernistes déterminés à acquérir ce savoir moderne, pour obtenir, à leur tour, leur autonomie.
En plus de ce mouvement contestataire larvé et surtout du départ massif d'étudiants au Japon, pour y apprendre entre autre les techniques de guerre, il fallait faire face aux critiques de plus en plus virulentes des opposants au colonialisme, dans les pays anglo-saxons, tout comme au sein des assemblées françaises jugeant ces territoires trop coûteux pour la métropole.
D'autre part, sur le plan local, les gouverneurs militaires avaient cédé la place aux responsables civils, pour une large part francs-maçons. Ceux-ci prônaient la mise en place d'une véritable politique scolaire dans la colonie et proposèrent, au sein des réunions du Conseil de perfectionnement de l'enseignement indigène en 1906, une modernisation de l'enseignement traditionnel.
École communale de Phương Trung
Pour faire taire les critiques, le Gouverneur Général
Paul Beau
décida de fonder une Université Indochinoise,
preuve éclatante de la volonté française d'offrir un enseignement supérieur de qualité
équivalente à celle de ses voisins.
Dans les faits, cette Université
au titre pompeux face à l'enseignement proposé,
ouverte pour l'année scolaire 1907-1908, ne rassemblait guère que deux Écoles Supérieures créées en 1902 :
l'École de médecine et l'École des Travaux Publics.
Les effectifs qui étaient de 200 élèves en début d'année scolaire, décrurent rapidement,
lorsque ceux-ci constatèrent que les cours ouverts à la hâte n'étaient pas comparables au niveau métropolitain.
Ils ne proposaient pas non plus les diplômes convoités des grandes écoles françaises.
Son inefficacité était telle qu'elle fut fermée à la fin de la première année d'exercice.
Il devenait évident pour les autorités locales que les Vietnamiens ne se satisferaient plus
d'un enseignement au rabais.
Il convenait de réformer le système dans les plus brefs délais, afin de proposer des cursus complets,
sanctionnés par des diplômes non seulement crédibles mais prestigieux.
Il fallait avant tout former un corps enseignant nombreux, qui serait envoyé dans les provinces du pays, afin d'élargir la base de la pyramide scolaire et permettre le recrutement des meilleurs éléments pour les échelons supérieurs. Des conférences pédagogiques furent organisées et complétées par la création de revues pédagogiques en 1909 destinées à aider les maîtres dans l'organisation de leurs cours. Une large politique de publication de manuels scolaires spécifiquement rédigés pour les Vietnamiens fut engagée. Ces ouvrages concernaient l'histoire et la culture locales, tout en soulignant l'importance de la présence française dans la région pour la modernisation économique et sociale du pays.
Les réformes, interrompues par la Première Guerre Mondiale, furent reprises et concrétisées sous le Gouvernement Général d'Albert Sarraut, qui fit rouvrir l'Université Indochinoise en octobre 1917, l'ayant complétée de l'École de Pédagogie, de l'École de Droit et d'Administration et de l'École d'Agriculture. Il fit en outre promulguer le Code de l'Instruction Publique le 21 décembre 1917, consacrant les trois cycles d'enseignement (français, franco-indigène, professionnel) pour les cinq pays de l'Union.
Cette création entérina enfin une politique ambitieuse en Indochine, tenant compte des conditions et d'une partie de la demande locale de se voir octroyer un enseignement de qualité. La période de 1917 à 1930, constitue l'âge d'or de la politique d'adaptation, marquée par des tentatives originales menées en particulier dans les régions reculées, à l'intention des minorités ethniques, jusque là totalement négligées.
Ainsi, après avoir officiellement supprimé les sanctions de l'enseignement traditionnel annamite en 1919, des écoles de villages furent créées à la charge et à la responsabilité des communes (l'enseignement des caractères n'était pas interdit mais était dès lors dispensé dans des écoles privées et ne permettait plus l'accès aux fonctions officielles). Des écoles d'art, des écoles professionnelles destinées à revaloriser l'artisanat local vinrent compléter le système. Enfin, des bibliothèques furent fondées et on reprit sérieusement la publication de revues pédagogiques.
En 1924, l'Indochine devint même le terrain d'expériences éducatives lors de la refonte du Code de l'Instruction Publique par Martial Merlin, proposant pour la première fois le système de l'École unique, qui sera ensuite transposé en métropole. L'ancien système dual, séparant l'enseignement en deux systèmes (l'enseignement primaire supérieur et l'enseignement secondaire, entre lesquels il était nécessaire de passer un concours d'entrée) fut ainsi réduit à un seul, basé sur la sélection des meilleurs éléments pour passer aux échelons supérieurs. Par ailleurs, on intégra aux programmes les Humanités Extrêmes-Orientales destinées à remplacer les références gréco-romaines de l'enseignement métropolitain, ce qui permit d'adapter les systèmes de références morale et philosophique à la région. Enfin et surtout, l'enseignement primaire des trois premières années qui était jusque là dispensé en français le devint en langue maternelle. Cette pratique du français était en effet totalement inutile pour la majorité des élèves, qui ne poursuivaient généralement pas leur cursus et n'avaient pas l'utilité de cette langue nouvelle, à laquelle une grande partie des heures de classe était consacrée, au détriment des matières usuelles.
L'apogée de cette période faste et audacieuse en matière éducative fut marquée par les multiples publications pour l'Exposition coloniale internationale de Paris en 1931, retraçant pour chaque pays de l'Union et pour chaque cycle de l'enseignement les plus grandes réformes, photographies à l'appui. Au sein de l'exposition fut même organisé un Congrès intercolonial de l'enseignement dans les colonies et pays d'outre-mer, où les plus grands spécialistes de l'époque intervinrent. L'état de grâce ne dura malheureusement qu'une dizaine d'année, puisqu'il fut brutalement stoppé par la crise économique, dont le contrecoup fut ressenti en Indochine à partir de 1932.
Le dernier sursaut eut lieu lors de l'avènement du Front Populaire aux élections législatives de mai 1936, à la suite duquel plusieurs enquêtes furent menées et des cahiers de doléances ouverts dans les communes, pour permettre aux habitants d'exposer leurs demandes. L'instabilité politique en France et en Europe puis la seconde guerre mondiale ne permirent aucun changement notable dans la poursuite de la politique scolaire.
Tout au long de la période, un seul constat s'impose : les instances administratives ont été constamment en décalage face aux demandes et aux réactions locales. De plus, l'enseignement dispensé en Indochine n'a jamais fait l'unanimité, ni au sein des milieux dirigeants de la colonie, ni dans les relations entre la métropole et les colonies. Au centre de ce désaccord se trouvait bien sûr la limite à imposer à la transmission du savoir.
Les partisans du savoir minimum craignaient que les écrits des grands auteurs de la Révolution n'inspirent les divers contestataires et ne leur fournissent les arguments de leurs revendications. Le savoir devait donc être édulcoré et limité aux matières usuelles et aux besoins essentiels. A l'inverse, les Francs-maçons réclamaient la transmission d'un savoir équivalent, tout en étant adapté aux besoins et aux conditions locales.
Pour autant, dans les divers rapports trimestriels et annuels
adressés par la Direction Générale de l'Instruction Publique
au Gouvernement Général de l'Indochine
-qui les transmettait, après vérification des résultats au Ministère des Colonies -
les courbes ont sans cesse été croissantes.
On reconnaissait rencontrer quelques problèmes avec les déclassés
qui faisaient grand bruit,
mais on déclarait maîtriser la situation par le renforcement constant
des investigations et des sanctions orchestrées par la puissante direction des Affaires Politiques.
Dans ce contexte, quelles conclusions tirer de l'évolution de l'enseignement colonial
dispensé en Indochine ?
Conclure qu'il a été impossible de maîtriser le fond et la forme serait un euphémisme.
En faire l'apologie en présentant le seul bilan statistique du nombre d'élèves
formés selon les méthodes occidentales serait injuste,
car les Vietnamiens ont joué une part extrêmement active dans l'extension du savoir proposé.
Ecrire au contraire que le savoir enseigné dans les écoles franco-indigènes était un savoir
au rabais
comme l'affirme la presse d'opposition de l'époque le serait tout autant.
Une seule certitude demeure : l'enseignement franco-indigène, malgré toutes ses imperfections, ses limites, quant au taux d'alphabétisation, à la concentration de l'enseignement de qualité dans les villes au détriment des campagnes, à l'implantation tâtonnante, désordonnée, a finalement largement dépassé ses objectifs de formation minimale de la population scolaire.
Il a en effet permis, sans aucun doute malgré lui, l'émergence d'une presse florissante, la constitution d'une élite compétente et une modernisation de la société. Ces différents éléments, ajoutés à un contexte international de crise ont permis à un pays consolidé, fort d'une conscience nationale nouvelle, d'accéder à l'indépendance. La transmission du savoir a sans aucun doute été dans ce pays l'un des rouages essentiels qui ont causé la fin de la colonisation française en Indochine.
Des écoliers d'aujourd'hui…