L'écriture hán - les caractères chinois - a été introduite au Vietnam au cours du 1er millénaire avant notre ère. La découverte en 1983 d'objets inscrits de caractères sigillaires datant d'avant la première colonisation chinoise (elle débute en 111 avant notre ère), atteste cette grande ancienneté. Toutefois le hán ne devint instrument de notation et d'information que beaucoup plus tard.
On possède par exemple le texte de trois lettres rédigées en hán par des religieux vietnamiens dans le courant du 5e siècle. Ils y discutent de bouddhisme avec le gouverneur chinois du Giao Châu, le nom du Vietnam d'alors. Après le 7e siècle, la langue et l'écriture chinoises furent sans doute davantage employées. Les textes écrits d'une vingtaine d'auteurs sont attestés pour cette période. L'un d'eux, Khong Công Phu, se présenta aux examens de docteur en Chine et fut classé parmi les lauréats.
L'emploi du hán, écriture et langue, s'est largement développé durant les dix siècles d'administration chinoise du Vietnam. Lorsque le pays devient indépendant, au 10e siècle, l'usage du chinois ne disparaît pas, bien au contraire et le vietnamien, dépourvu d'écriture, conforte sa situation de langue parlée.
Même lorsqu'une écriture aura été mise au point pour la notation du vietnamien, les deux langues et les deux écritures vont continuer jusqu'à aujourd'hui à être utilisées simultanément.
Le chinois demeurera la langue administrative officielle, mais il sera utilisé aussi en poésie avec les règles de la prosodie chinoise, dans des œuvres de bonzes bouddhiques ou de lettrés confucéens. Cette situation qui fait du chinois et de la culture chinoise le véhicule presqu'exclusif de la pensée de intellectuels vietnamiens se poursuit jusqu'à la fin du 19e siècle.
On enregistre toutefois une modification à l'époque de la dynastie de Tây Sơn, à la fin du 18e siècle. En effet le roi Quang Trung ordonne, dès son avènement, d'utiliser le vietnamien dans tous les actes de la vie publique.
Pour la première fois, on employa donc, pour rédiger des documents administratifs, la forme écrite qui s'etait forgée peu à peu pour noter le vietnamien,le nôm
Cette expérience devait cesser avec la disparition des Tây Sơn, c'est à dire assez rapidement. Néanmoins l'impact en fut réel. Quelques uns de ces documents sont exposés au Musée d'Histoire du Vietnam à Hanoi.
Le chinois écrit au Vietnam par les lettrés vietnamiens ne diffère guère de la forme écrite usitée traditionnellement en Chine. C'est seulement la prononciation par des Vietnamiens, lorsqu'ils lisent à haute voix ces caractères ou qu'ils les transcrivent, qui est particulière. Il s'agirait d'une prononciation spécifique du "chinois moyen" du 15e siècle modifiée et influencée par la phonétique vietnamienne, d'où le terme "sino-vietnamien".
Ci-contre : Fragment d'une page du
Khâm định việt sử thông giám cương
mục
texte sino-vietnamien de la fin du 19e siècle.
En français : Texte et commentaire du miroir complet de l'histoire du việt par ordre impérial
.
En abrégé Cương mục
.
Composée entre 1856 et 1860, on lui a souvent donné le nom d'Annales impériales,
mais il s'agit, dit encore Philippe Langlet, d'un choix dans la documentation
ancienne disponible, afin de montrer sous les apparences convaincantes d'une présentation
objective, que tout le passé conduit providentiellement à l'État dynastique actuel
.
Aujourd'hui on constate un vif goût du public vietnamien à l'écriture hán. Il suffit de se promener dans les rues de Hanoi.
Marchand d'étendards et boutique proposant des autels portatifs dans une rue de Hanoi aujourd'hui.
Les devises en hán sont les plus fréquentes.
S'il est attesté par l'archéologie que les caractères chinois furent utilisés par les Vietnamiens au 5e siècle de notre ère, la raison en est que la civilisation chinoise, en pleine apogée, cherche à étendre son influence sur ses voisins, non seulement le Vietnam mais aussi le Japon et la Corée.
Cependant, la traversée de la Mer de Chine est périlleuse et le pays des Wa reste isolé. A travers la péninsule coréenne, alors royaume de Silla, des contacts s'établissent. Mais la Corée fera autant barrière que médiateur culturel, contrairement à ce qui s'est passé avec le Vietnam.
En réalité, la situation du Vietnam, sur le plan du rapport aussi bien politique que linguistique, est très différente de ce qu'elle est alors avec la Corée et le Japon.
Le Vietnam est pendant plus de mille ans (jusqu'à 1010 P.C.), partie intégrante de l'empire chinois, même s'il cherche à s'affranchir.
De plus, la langue vietnamienne est une langue du même type que le chinois,
langue caractérisée comme isolante
. Dans ce cas, les caractères
correspondent souvent à des mots simples, monosyllabiques, mots qui sont distingués
à l'oral par le ton, et dont la graphie amplifie
la différence
de sens (d'où l'appellation d'écriture idéographique).
La langue coréenne, de la famille dite ouralo-altaïque, ne connaît pas les tons et utilise la structure consonnantique des mots. Le japonais, issu de la même souche, fonctionne de la même manière.
Exemples de quelques idéogrammes avec leur prononciation (et leur transcription) en chinois, japonais, coréen, sino-vietnamien et vietnamien.
En coréen et en japonais, langues agglutinantes, les mots s'opposent par la structure syllabique. Il est donc impossible d'adapter la logique d'écriture chinoise pour la transposer à une langue où les mots sont perçus comme des compositions et variations de syllabes. A l'inverse, la série des mots chinois va devenir homophone lue par un Coréen ou un Japonais qui n'arrivent pas à bien distinguer et reproduire les différences de tons.
Les Coréens, conscients de leur différence culturelle, résistent autant que faire se peut à l'influence chinoise et ne sont pas avides d'écrire leur propre langue, encore moins de transmettre une culture mandarinale au Japon. Ce n'est qu'au 15e siècle qu'une écriture autochtone, le hangul, syllabaire de 28 signes, voit le jour en Corée.
Les échanges entre la Corée et le Japon s'amplifiant au 5e siècle, de même que les relation directes entre Chine et Japon, l'écriture chinoise fait son chemin et s'enracine au Japon vers la fin du 7e siècle. Pendant longtemps elle sera considérée comme liée à la langue chinoise et indissociable de cette langue.
En réalité, l'émergence d'une écriture adaptée au japonais
passe par plusieurs étapes :
La situation de bilinguisme, où le chinois (l'écriture idéographique
prononcée à la chinoise
et la syntaxe chinoise) est à
la fois langue officielle et langue savante perdurera jusqu'à la fin du 19esiècle.
C'est le
kanbun
(漢文
)
qui offre l'accès à une grande culture livresque
et permet les échanges dans le monde sinisé.
En revanche le
wabun
(和文
), pour
l'expression spontanée ou en littérature, avec son écriture syllabique
et sa syntaxe japonaises est préféré. La stabilisation d'une graphie
mixte, en usage depuis le 12e siècle, aura lieu à l'époque
Meiji ainsi que l'apparition de règles d'orthographe
concernant
l'usage des caractères chinois. La presse et l'imprimerie moderne seront un
puissant véhicule de vulgarisation de ce mode d'écriture.
La situation de la langue vietnamienne, on l'a vu, étant
très différente de celle du japonais et du coréen par rapport au chinois,
la transposition de l'écriture chinoise ne posait pas, à l'origine, les
mêmes problèmes. Elle s'est opérée en douceur, plutôt comme
une extension -où devaient entrer surtout des aspects phonétiques- du stock
de caractères existant dejà en Chine. A partir des années 1910-1920,
donc très tardivement, le bilinguisme qui a caractérisé l'histoire
des lettres et de l'écrit au Vietnam est soudain mis à plat par une nouvelle
géneration d'intellectuels. C'est l'écriture à la chinoise
qui en fera les frais. Elle n'y résistera pas.
La formation du nôm s'est déroulée en deux étapes :
d'édificationdu système nôm, qui, comme l'expose M. Trần Nghĩa dans son introduction au
Catalogue des livres en hán-nôm(Hanoi 1993) a sans doute commencé au 10e siècle, une fois recouvrée l'indépendance du pays et le départ des Chinois. C'est alors que, tout en continuant à transcrire des mots việt avec des caractères hán, on a créé des caractères nôm originaux et mis en place un certain nombre de principes. C'est la notation phonique des mots qui a été privilégiée car c'est ainsi qu'ils sont identifiables.
Portrait de Nguyễn Trằi (1382-1442).
C'est l'une des plus grandes figures de l'histoire du Vietnam.
Compagnon de lutte du roi Lê Lợi, il vainquit les Chinois en 1428 et écrivit
- en hán - pour son souverain la fameuse
Proclamation sur la pacification des Ngô
.
En 1958, un recueil intitulé Poésies de Ức Trai
fut retrouvé.
Il s'avéra qu'il s'agissait de la plus ancienne œuvre littéraire en nôm
La première écriture
, connue sous le nom de
Quốc âm
(國音)
- les sons du pays -
s'appuiera sur la prononciation des caractères chinois.
C'est, grosso modo, une translittération des mots monosyllabiques
de la langue vietnamienne au moyen d'un caractère
chinois dont la prononciation est la plus proche, la signification étant
indiquée par l'adjonction d'un second caractère chinois correspondant au sens.
Cette forme d'écriture a acquis ses lettres de noblesse par son entrée
officielle dans la littérature vietnamienne lorsque l'empereur
Lê Thánh Tông, qui a régné de 1460 à 1497 sous le nom dynastique de
Hồng đức (Vertu pourpre), introduisit des oeuvres en
Quốc âm
au sein de son cénacle littéraire
- académie avant la lettre -, le Tao đàn
.
Devenue l'écriture démotique chữ nôm
, par
opposition à l'écriture chinoise, savante, cette forme de
translittération est particulièrement délicate d'utilisation,
car elle requiert la maîtrise des caractères chinois et une
connaissance approfondie de la langue vietnamienne.
Si elle a permis l'écriture de réels chefs d'oeuvre, comme le
Kim Vân Kiều de Nguyễn Du (1765-1820), elle est restée
longtemps marginale car elle faisait partie des productions littéraires
vulgaires
, puisque non sinisante !
Une visite en images à l'Institut Hán Nôm de Hanoi : la bibliothèque, les chercheurs, les fichiers, les livres. La bibliothécaire nous expose les problèmes rencontrés à propos des essais en cours actuellement pour retrouver la formule ancienne du laquage des couvertures des ouvrages anciens.
La littérature en nôm atteint son apogée aux 18e et surtout 19e siècle. En réalite le nôm, à rédiger, était aussi difficile que le chinois. Les Tây Sơn, les premiers unificateurs du Vietnam, en imposant l'usage du nôm dans les textes administratifs l'introduisirent également dans les concours de lettrés. Les romans d'amour chinois étaient à la mode. Ils seront donc souvent traduits ou plutôt adaptés, c'est à dire recomposés en nôm, developpés par les lettrés vietnamiens. C'est à cette époque que naîtront les oeuvres les mieux connues et les plus populaires de la littérature classique vietnamienne : Kim Vân Kiều Phan Trẩn, Lục Vân Tiên, etc.
Panneaux illustrant divers épisodes du roman en vers le plus célèbre de la littérature classique vietnamienne, le Kim Vân Kiều.
Parmi les écrivains les plus appréciés, une femme exceptionnelle, la poétesse Hồ Xuân Hương (fin du 18e-début du 19e siècle). Célèbre pour son non-conformisme et son lyrisme très personnel, on ne connaît pourtant pratiquement rien de sa vie. Son style rappelle celui des chansons populaires (歌謠 = ca dao). Elle dénonce dans ses courts poèmes la condition inférieure de la femme, la polygamie, les conventions confucéennes, les lettrés ignorants ou les bonzes licencieux. La protestation sociale est, là comme dans la plupart des oeuvres en nôm de cette époque, bien présente et révèle les transformations sociales et mentales qui s'opèrent à cette époque. Tout le monde au Vietnam aujourd'hui connaît par coeur nombre de ses poèmes. Avec le temps et compte tenu de ce succès, il est souvent difficile d'affirmer que telle variante, bien connue, d'un poème correspond exactement au texte d'origine. Le quatrain reproduit ci-dessous illustre bien cet état de chose.
Vịnh bánh trôi
Le gâteau flottant
(graphie, transcription et traduction en français extraite de : "L'œuvre de la poétesse vietnamienne Hồ Xuân Hương" par Maurice Durand. EFEO, 1968, p. 155)